Populations

Camps et réfugiés : un monde de transformations

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Traquées par la guerre, la misère ou les tragédies humanitaires, douze millions de personnes vivent à l’écart du monde, regroupées dans des camps pour réfugiés ou migrants. Ce confinement organisé, source de marginalité et de déclassement, n’est pas pour autant un glacis inerte et stérile. La vie des réfugiés continue et leurs trajectoires évoluent. Les chercheurs de l’IRD et leurs partenaires, depuis plus de vingt ans, sondent et analysent ces transformations à l’œuvre dans les camps.

Une gestion globalisée de l’indésirable

Loin des regards et des esprits, les lieux de relégation hors la société commune se multiplient dans le monde.
Les camps de réfugiés ou de déplacés au Sud, les zones de transit ou les camps de travailleurs dans les pays émergents, les « jungles » de migrants ou les centres de rétention administrative au Nord accueillent environ vingt millions de personnes à l’échelle mondiale.
Bon gré mal gré, ils ont été poussés là par les tensions politiques, économiques, humanitaires ou environnementales de ces dernières décennies. Parmi eux, les réfugiés vivant au Sud, dans les pays frontaliers du leur, forment le gros des troupes.
« Ce confinement, cette mise à l’écart, s’érige partout en mode de gestion de l’indésirable, estime l’anthropologue Michel Agier. Ce dont le monde des Etats-nations ne veut pas, des hommes comme des déchets, il le parque dans des enceintes dévolues à cet usage. » Signe de cette invisibilité voulue, les camps ne figurent presque jamais sur la cartographie officielle des pays d’accueil.

Facteur de développement local ?

« A l’opposé des idées reçues, l’installation d’un camp de réfugiés n’est pas nécessairement un funeste présage pour sa région d’accueil. Dans la durée, loin d’être des fardeaux, ces structures peuvent être la source d’une certaine prospérité à l’échelle locale », explique la politiste Hélène Thiollet.
Récipiendaires d’une aide internationale substantielle, les camps contribuent à l’économie en créant des services et des infrastructures, des « biens publics » inexistants auparavant. Ils peuvent même devenir des pôles structurants de l’activité économique et commerciale, apportant main d’oeuvre, consommation, circulation transnationale de biens, de fonds et de personnes. La présence de réfugiés génère donc aussi des externalités positives, dont l’impact rayonne sur toute la zone, au-delà des limites d’un camp ou d’un quartier de déplacés. Et comme 86 % des réfugiés et déplacés le sont dans des pays du Sud, où les biens publics manquent souvent, ces subsides matériels et immatériels ont un poids significatif sur les régions concernées.
Ainsi, les camps autour de Daadab au Kenya – la plus grosse concentration de réfugiés au monde – ont reçu 100 millions de dollars d’aide en 2010, suscitant sur place 25 millions $ d’échanges. « Le HCR, qui apporte assistance matérielle et protection juridique aux réfugiés, a adopté une politique délibérée visant à faire également bénéficier les populations locales de l’aide, précise la chercheuse. Le but est de limiter les tensions entre locaux et déplacés, de se garantir la bienveillance des autorités locales et nationales, en évitant d’instaurer des inégalités au profit des nouveaux venus ».

Lieu de transformation anthropologique

Organisation familiale, langue, hiérarchie sociale, habitat ou habitudes alimentaires, l’exil et les camps bouleversent l’existence de ceux qui les vivent.
« Cette expérience agit comme une nouvelle socialisation, bien différente du contexte natal, marquée par les mélanges et la confrontation avec des cultures, des sociétés et des milieux variés, par l’omniprésence du monde global à travers les organisations internationales », estime l’anthropologue Michel Agier.
De fait, les événements aboutissant à l’exode et le désordre consécutif à la fuite concourent souvent à disperser les familles. A l’arrivée dans les camps, les foyers parviennent rarement à se recomposer à l’identique. Emergent alors d’autres formes familiales, étrangères aux systèmes de parenté traditionnels, avec des fratries sans parents regroupées sous l’autorité de l’aîné, des recompositions entre adultes mariés ailleurs, des regroupements d’individus isolés en ménages autour d’affinités villageoises ou régionales… « La dispersion des familles palestiniennes dans divers camps du Proche-Orient contribue à développer et entretenir une forme d’organisation sociale transcendant les frontières et le temps », note pour sa part la jeune anthropologue Hala Abou Zaki.
Lieu de brassage, les camps bousculent aussi le champ linguistique. Un anglais globalisé s’y impose, lié à la multiplicité des acteurs internationaux, détrônant les langues maternelles des réfugiés.
Ce faisant, les cartes de la hiérarchie sociale se trouvent souvent rebattues. « Plus à l’aise en anglais et déjà responsabilisés par les reconfigurations familiales, les jeunes gens sont souvent promus comme interlocuteurs privilégiés de l’aide internationale, en rupture et parfois en conflit avec les schémas traditionnels de l’autorité liée à l’aînesse », indique Michel Agier.

La difficile équation du retour

Revenir n’est pas reprendre sa place, celle occupée avant le départ, des années ou des décennies plus tôt…
« Spontané ou organisé, le retour des réfugiés est au centre de toutes les préoccupations, pour eux-mêmes, pour le HCR et pour les pays d’origine et d’accueil, explique l’architecte et anthropologue Pedro Neto. Pourtant, les choses ne se passent pas toujours comme cela a été imaginé ou prévu. »
D’abord, rares sont les déplacés qui parviennent effectivement à regagner leur pays ou leur région. Le règlement de la crise responsable de l’exode ou les conditions de la réinstallation ne sont pas faciles à réunir. Ensuite, leur profil a évolué avec l’exil, et reprendre le fil de leur vie là où il a été interrompu ne les tente guère.
« Les camps accueillent surtout des réfugiés d’origine rurale, indique le chercheur. Durant leur séjour, ils adoptent des standards de vie, certes sommaires, mais assez différents de ceux prévalant dans leur milieu d’origine. Aussi, le retour dans les terroirs démunis ne fait pas recette. » Grâce aux services disponibles dans certains camps et au contact avec les organisations internationales, les réfugiés ont bénéficié de prestations sanitaires, ont suivi des formations professionnelles, acquis des compétences linguistiques et sociales difficiles à retrouver ou à exploiter dans la rusticité de la vie paysanne.
Pourtant, les plans d’accompagnement au retour visent à la réinstallation dans les campagnes natales.

Une architecture pratique et symbolique

« De la bâche plastique à l’ingénierie urbaine, en passant par les villages consolidés ou les quartiers pérennisés, les camps sont l’enjeu d’une architecture spécifique et variée », estime l’anthropologue Michel Agier. Contre toute attente, l’urgence humanitaire ne rime pas nécessairement avec anarchie et désordre.
Ainsi, agissant en véritable maître d’oeuvre, le HCR requiert désormais l’intervention de spécialistes dès la fondation d’un camp, afin de rationnaliser au mieux les installations.
« Le soutien et l’envoi prompt de moyens pour l’établissement de ces structures témoignent de l’importance capitale que revêt l’aménagement du territoire et la mise en plan des camps », écrit ainsi l’architecte Anooradha Iyer Siddiqi, à propos des camps de Daadab au Kenya, où vivent aujourd’hui 450 000 réfugiés. Au lendemain même des revers de la guerre civile somalienne aboutissant à l’afflux de populations en 1991, l’agence onusienne fait appel à des architectes suédois et allemands pour en dresser les plans. Ceux-ci développent alors les prémices d’une « industrie humanitaire », avec des normes précises sur la taille et la forme des tentes, leur disposition au sol, la composition des quartiers, l’approvisionnement en eau, la largeur des voies de circulation, etc.